L’expatriation : entre le rêve et la réalité

Montréal, février 2016. Dehors, il fait un froid de canard. J’enfile ma tuque, mes grosses bottes et je cours jusqu’à ma voiture. Il fait tellement frette que j’ai de la difficulté à respirer après deux foulées dans la neige. Peu importe, je dois acheter un livre. Et pas n’importe lequel. Un de mes préférés, qui m’avait aidé à surmonter les longs moments de solitude lorsque j’ai quitté le Québec pour l’Allemagne. Son titre: La Trilogie Berlinoise.

J’ai atterri il y a à peine 6 jours à Montréal, et l’heure du retour en Allemagne approche déjà. J’ai donc décidé de laisser un petit quelque chose à mon papa pour l’aider à se changer les idées. C’est qu’il est confiné depuis déjà trop longtemps dans son lit d’hôpital, forcé à contempler le beige triste et sale des murs qui l’entourent. Ça me fend le coeur de le voir ainsi. De ne pas pouvoir l’aider, le guérir. J’apporte le Journal de Montréal le matin, un petit café du Tim, je lui raconte des blagues bien salées comme il les aime, mais je dois bientôt repartir. Et ça m’enrage de ne pas pouvoir rester, comme le ferait les enfants normalement constitués – c’est-à-dire habitant pas trop loin.

J’ai donc eu l’idée de lui donner un livre que j’ai moi-même adoré. En plus de partager une histoire et des émotions, je lui offre un voyage dans le temps ET en Allemagne. Le plus beau dans tout ça, c’est qu’à ma prochaine visite, on pourra en discuter. Ainsi, on aura partagé quelque chose, et ce malgré les milliers de kilomètres qui nous séparent.

Je passe le pas de la porte de la librairie. Devant moi, un étalage bien garni du petit dernier de Marie Laberge, mon auteur préférée lorsque j’étais adolescente. Ceux qui restent. À la vue du titre, ma vue s’embrouille et mes lèvres se mettent à trembler. Les idées se chamboulent dans ma tête et les émotions me prennent à la gorge. J’arrive tant bien que de mal à empoigner La Trilogie Berlinoise et à payer, sans fondre en larmes entre une pile de livres et deux inconnus aux Galeries d’Anjou.

Je suis sous le choc et je ne sais même pas pourquoi. En fait si, je sais : le titre. Mais je ne sais ni sur quoi porte le livre de Marie Laberge ni pourquoi ces 3 mots ont l’effet d’une bombe sur moi. C’est comme si j’avais compris quelque chose. Mais quoi ?

***

La vie d’expat

J’ai quitté le Québec il y a bientôt 3 ans et je n’ai pas l’impression d’avoir changé depuis. J’ai le même visage, le même rire, la même passion pour les voyages qu’avant. Je suis la même. Francis est le même. L’appartement sur la rue Fabre, le boulot à Anjou, les randonnées dans les Laurentides… C’est comme si c’était hier.

Mais le Québec, et vous, vous… Une surprise m’attend à chaque visite, et ce malgré tous les messages, courriels et sessions sur Skype que nous partageons. C’est comme si mon cerveau ne conservait que les doux souvenirs et refusait d’anticiper les changements. J’étais sous le choc quand j’ai vu que la bibliothèque de Varennes était devenue un chef d’oeuvre de l’architecture écoénergétique, que les condominiums avaient poussé comme des champignons, tout comme le nouveau secteur industriel et les restaurants qui s’y étaient greffés. À Montréal, les cônes orange ont même changé de rue ! Les amis se séparent puis se mettent en couple, achètent des maisons et font des bébés que je ne reconnaitrai même pas lors de ma prochaine visite. Le monde change. Trop vite. 

Ma filleule, que j’ai quittée alors qu’elle ne savait pas encore parler, me pose maintenant des questions existentielles. Mon papa, lui, est décédé. C’est le temps qui passe, ce méchant qui me vole des moments si précieux et à jamais perdus. Il fait son oeuvre, tandis que je suis à des milliers de kilomètres et que je ne vois rien. À moins que ce ne soit la faute de ces milliers de kilomètres, de l’expatriation et de ma propre décision de vivre à l’étranger ?

Parce qu’on a beau dire qu’il suffit de sauter dans un avion pour revenir au Québec dans les 24 heures, on ne peut pas le faire toutes les semaines. Il y a le boulot, il y a l’argent et il y a aussi les deux vies à marier- l’une au Québec et l’autre en Allemagne. On finit par manquer de grands bouts : les anniversaires, les bonnes soirées entre amis et les fêtes de Noël. On ne peut pas assister à tous les mariages. On ne peut pas être là pour nos familles autant qu’on le voudrait. Et malgré toute la motivation et les sous du monde, on ne peut pas débarquer dans la minute lorsque notre papa se meurt à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont.

Ce jour-là, devant le présentoir du dernier livre de Marie Laberge, j’ai compris que l’aventure de l’expatriation ne se résume pas qu’aux voyages et à la découverte. L’expatriation, c’est aussi de manquer de grands bouts avec ceux qu’on aime, ceux qui restent. 

Est-ce que ça en vaut la peine ?

16 commentaires sur «Ceux qui restent»


  1. […] de la soirée d’été insouciante, légère et festive semble prendre un autre sens. La réflexion de Jessica sur être loin des siens quand on est expat prend aussi tout son sens pendant cette […]

  2. Isa dit :

    Merci pour cet article très émouvant et juste.

  3. Francine dit :

    Quel témoignage touchant qui fait réfléchir, et tu as une plume extraordinaire. Dis toi Jessika que même si tu serais ici au Québec , les parents comme les enfants ont tous une vie bien remplie, c’est de garder le contatc comme tu le fais si bien , nous aussi on se questionne et on manque des rencontres. La personne la plus importante c’est toi.
    Bisou xxx

  4. Francine dit :

    Salut ma belle Jessy…Je viens de te lire, je sais ce que tu viens de vivre…Je suis très touchée parce que je t’aime… J’ai confiance que ta tristesse fera place à la sérénité avec le fameux temps…Je prie pour toi, dans le sens que le « Gars d’en Haut » te donneras le courage de continuer ta vie et tes projets…Ceux qui t’aiment seront toujours là pour toi…. toujours…comme tante Francine dans le bois xxx Love always

  5. Lynda dit :

    Quel beau texte touchant Jess, la vie d’expatrié n’est pas fait pour tous. Ca prends une bonne dose de goût d’aventure, le désir de découvrir et de vivre avec une culture très différente, un amour de l’histoire et un besoin intense de faire de nouvelle découverte! Toutes ces choses et bien vous les avez! Mais avec toute décision viens certaine contrainte..vous pouvez être loin mais en fait tellement proche dans nos coeurs, dans nos vies grâce à vos récits, vos expériences incroyable, vous nous faite vivre de si beaux moments. Je comprends ton questionnement, je partage ta peine mais notre présence physique n’as pas réponse a tout… Je t’aime xxx

  6. Sans avoir vécu cette situation atroce, je dois de te dire que même en étant près, le train train quotidien nous empêche de prendre le temps nécessaire avec tous ceux qu’on aime. Profites de tous ces défis, la vie est courte ! Tu sauras prendre la bonne décision 🙂

  7. Bonjour,
    Je comprends tout à fait ton sentiment de « manquer » d’importants événements, et les regrets arrivent à vitesse grand V, et du coup les questions existentielles qui se posent.
    Mais j’avais lu il y a quelques temps l’article d’une expatriée qui disait aussi que bien sûr, si on réfléchit à ces choses, on trouvera toujours des « excuses » pour ne pas partir : le mariage d’une amie d’enfance, l’anniversaire d’une grande tante, ses frères et soeurs qui grandissent trop vite… Bref, c’est pour ça qu’il faut savoir prendre beaucoup de recul pour savoir ce qu’on veut vraiment et où passent nos priorités.
    Bien sûr je ne peux pas me mettre à ta place, perdre un proche qui est loin doit être très difficile et doit remettre en cause énormément de choses, j’en suis consciente. Mais essaie de ne pas regretter surtout, et de plutôt voir ce que ça t’a apporté de bon.
    Pas facile, mais ça rend la vie plus belle je pense. 😉
    Bonne continuation!
    Laure

  8. Bertille dit :

    C’est bien vrai … très touchant comme billet.
    J’ai fait un point il y a quelques jours sur mes années d’expatriation et je concluais un peu comme toi que vivre loin, c’est aussi se résigner à rater des moments de vie chez ceux qui restent. Tiens si jamais tu veux aller lire ce billet : http://allineedisgreen.net/2016/06/05/pourquoi-partir-vivre-a-letranger/

  9. lise dit :

    Quel texte touchant… ce sont des moments intenses comme la perte d’un être cher , qui nous font réaliser que la vie passe souvent trop vite c’est pourquoi il faut savourer chaque instant. Même au loin vous êtes si près de nous, dans nos cœurs et dans nos pensées et vous vivez de si belles aventures qui alimentent nos rêves ….mais je comprend très bien ce que tu peux ressentir….au quotidien…le temps qui passe e tqui ne revient pas….

  10. Je suis désolée pour ton papa… Quel texte poignant <3

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